dimanche 31 octobre 2010

La Faim - K.Hamsun


La Faim, Knut Hamsun, traduit du norvégien par Georges Sautreau, préface d'André Gide, introduction d'Octave Mirbeau, coll. "Biblio", Le Livre de Poche, 2004. [P.U.F., 1961]

"Maintenant, je m'en vais, je m'en vais ! Ne voyez-vous pas que j'ai déjà la main sur la clef ? Adieu, adieu, dis-je ! Vous pourriez bien me répondre quand je vous dis adieu deux fois et que je suis tout prêt à m'en aller. Je ne vous demande même pas un nouveau rendez-vous, car cela vous tourmenterait. Mais dites-moi : Pourquoi ne pas m'avoir laissé tranquille ? Que vous ai-je fait ! Je n'encombrais pas votre route, n'est-ce pas ? Et pourquoi vous détournez soudain de moi, comme si vous ne me connaissiez plus du tout ? Maintenant vous m'avez arraché mes dernières illusions, vous m'avez plumé à fond, vous m'avez fait plus misérable que je n'ai jamais été. Mais Grand Dieu, je ne suis pas fou. Vous savez très bien, pour peu que vous y réfléchissiez, que je suis parfaitement sain d'esprit. Allons, venez me tendre la main ! Ou bien permettez-moi d'aller vers vous ! Voulez-vous ? Je ne vous ferai pas de mal, je veux simplement m'agenouiller devant vous un instant, m'agenouiller là par terre devant vous, rien qu'un instant. Le puis-je ? Non, non, je ne le ferai pas, je ne le ferai pas, entendez-vous ! Grand Dieu ! pourquoi êtes-vous si effrayée. Je reste bien tranquille, je ne bouge pas. J'aurais voulu m'agenouiller sur le tapis, une minute, juste là, sur la teinte rouge, bien à vos pieds. Mais vous avez eu peur, j'ai pu voir dans vos yeux que vous aviez peur, aussi suis-je resté tranquille. Je n'ai pas fait un pas, en vous adressant cette prière, n'est-ce pas ? Je suis resté tout aussi immobile que maintenant quand je vous montre l'endroit où j'aurais voulu m'agenouiller devant vous, là-bas, sur la rose rouge du tapis. Je ne la montre même pas du doigt, je ne la montre pas du tout, je m'en abstiens, pour ne pas vous effrayer, je fais simplement un mouvement de tête en regardant là-bas, comme ça ! et vous comprenez très bien quelle rose je veux dire, mais vous ne voulez pas me permettre de m'agenouiller là ; vous avez peur de moi et vous n'osez pas vous approcher de moi. Je ne comprends pas que vous puissiez avoir le cœur de m'appeler fou. N'est-ce pas, vous ne le croyez plus non plus ? Une fois, en été, il y a longtemps, j'ai été fou ; je travaillais trop dur et j'oubliais d'aller déjeuner à l'heure voulue quand j'avais beaucoup à réfléchir. Cela m'arrivait jour après jour ; j'aurais dû me le rappeler, mais je l'oubliais sans cesse. Par le Dieu du ciel, c'est vrai ! Que Dieu ne me laisse jamais sortir vivant de cette pièce, si je mens ! Vous voyez, vous êtes injuste envers moi. Ce n'était pas par nécessité que je faisais cela : j'ai crédit, un gros crédit, chez Ingebret et chez Gravesen ; souvent aussi j'avais beaucoup d'argent dans ma poche et cependant je n'achetais pas de quoi manger parce que je l'oubliais. Entendez-vous ? Vous ne dites rien, vous ne répondez pas, vous ne bougez pas de la cheminée, vous restez là à attendre que je m'en aille..."

p.225-227

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