dimanche 13 mai 2012

Hubris - J. Clair


Hubris - La fabrique du monstre dans l'art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales
, Jean Clair, coll. "Connaissance de l'Inconscient", éd. NRF - Gallimard, 2012.

"La culture chrétienne semble n'avoir connu du géant que ses formes les plus paisibles, bienveillantes et protectrices.
Le Moyen Âge à son plein avait ainsi imaginé que toute époque à venir serait celle d'une procession de petits hommes qui, pour mieux voir, devraient se jucher sur les épaules des géants qui les avaient précédés.
(...)
Un peu plus tard cependant, à l'aube de la Renaissance, d'autres figures de géants surgissent qui n'ont plus la bienveillance des Prophètes mais qui cachent une inquiétante ambivalence. L'un d'eux est saint Christophe. Ce géant protecteur reprend un motif antique, celui d'Héraclès portant sur ses épaules le jeune enfant Éros. Mais son origine est beaucoup plus trouble : il serait la figure d'un saint oriental qui remonte au Ve siècle de notre ère, en Asie Mineure, où il apparaît comme un saint cynocéphale. Cette caractéristique physique, homme à tête de chien, est soulignée du fait qu'il est privé de la parole : c'est un "Barbare", un être vivant aux frontières du monde civilisé et du monde sauvage, en marge de la forêt obscure et de la clairière habitée. Autant de traits qui nous rapprochent de ces créatures fantastiques que sont les lycanthropes antiques, qui reprendront forme, à la fin du Moyen Âge dans la culture populaire, sous l'aspect des loups-garous, qui sortent du bois pour croquer les enfants et non pas seulement pour les porter au-dessus des eaux. Chats bottés ou bêtes croquant la Belle, ces Christophores inattendus, dans les contes pour enfants, sont aussi d'étranges préfigurations des ogre. La puissance paternelle, rassurante et protectrice qui les habite peut devenir la puissance maléfique d'un démon cannibale.

(...)
J'ai évoqué la figure de l'Ogre : le mot est sinon créé, du moins popularisé par Charles Perrault dans ses contes. Il viendrait du latin orcus, qui désigne le dieu des Enfers. Nous restons là dans l'iconographie du Satan qui trône au centre des Enfers et qui dévore les petits damnés qui passent à sa portée.


Il est, comme le Christophore cynocéphale, une figure ambivalente. Familier aux enfants, c'est une variante populaire du Père primitif, du Père archaïque, de l'
Urvater dont anthropologues et psychanalystes chercheront à cerner les caractères à la fin du XIXe siècle, le chef de la horde primitive, protecteur mais aussi meurtrier, nourricier mais aussi cannibale."

p. 76-78

Images : Jérôme Bosch, Saint Christophe, s.d. ; Le Christophore cynocéphale, icône grecque, 1685 ; Gustave Doré, illustration pour Les Contes de Perrault, édition de 1879 ("Le Petit Poucet").