dimanche 16 septembre 2012

Les jardins statuaires - J.Abeille


Les jardins statuaires, Jacques Abeille, dessins de François Schuiten, éd. Attila, 2010. [Flammarion, 1982] 

"Le reste manque
le conquérant n'avait pas promis
d'épargner les livres."
p.473

dimanche 13 mai 2012

Hubris - J. Clair


Hubris - La fabrique du monstre dans l'art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales
, Jean Clair, coll. "Connaissance de l'Inconscient", éd. NRF - Gallimard, 2012.

"La culture chrétienne semble n'avoir connu du géant que ses formes les plus paisibles, bienveillantes et protectrices.
Le Moyen Âge à son plein avait ainsi imaginé que toute époque à venir serait celle d'une procession de petits hommes qui, pour mieux voir, devraient se jucher sur les épaules des géants qui les avaient précédés.
(...)
Un peu plus tard cependant, à l'aube de la Renaissance, d'autres figures de géants surgissent qui n'ont plus la bienveillance des Prophètes mais qui cachent une inquiétante ambivalence. L'un d'eux est saint Christophe. Ce géant protecteur reprend un motif antique, celui d'Héraclès portant sur ses épaules le jeune enfant Éros. Mais son origine est beaucoup plus trouble : il serait la figure d'un saint oriental qui remonte au Ve siècle de notre ère, en Asie Mineure, où il apparaît comme un saint cynocéphale. Cette caractéristique physique, homme à tête de chien, est soulignée du fait qu'il est privé de la parole : c'est un "Barbare", un être vivant aux frontières du monde civilisé et du monde sauvage, en marge de la forêt obscure et de la clairière habitée. Autant de traits qui nous rapprochent de ces créatures fantastiques que sont les lycanthropes antiques, qui reprendront forme, à la fin du Moyen Âge dans la culture populaire, sous l'aspect des loups-garous, qui sortent du bois pour croquer les enfants et non pas seulement pour les porter au-dessus des eaux. Chats bottés ou bêtes croquant la Belle, ces Christophores inattendus, dans les contes pour enfants, sont aussi d'étranges préfigurations des ogre. La puissance paternelle, rassurante et protectrice qui les habite peut devenir la puissance maléfique d'un démon cannibale.

(...)
J'ai évoqué la figure de l'Ogre : le mot est sinon créé, du moins popularisé par Charles Perrault dans ses contes. Il viendrait du latin orcus, qui désigne le dieu des Enfers. Nous restons là dans l'iconographie du Satan qui trône au centre des Enfers et qui dévore les petits damnés qui passent à sa portée.


Il est, comme le Christophore cynocéphale, une figure ambivalente. Familier aux enfants, c'est une variante populaire du Père primitif, du Père archaïque, de l'
Urvater dont anthropologues et psychanalystes chercheront à cerner les caractères à la fin du XIXe siècle, le chef de la horde primitive, protecteur mais aussi meurtrier, nourricier mais aussi cannibale."

p. 76-78

Images : Jérôme Bosch, Saint Christophe, s.d. ; Le Christophore cynocéphale, icône grecque, 1685 ; Gustave Doré, illustration pour Les Contes de Perrault, édition de 1879 ("Le Petit Poucet").

dimanche 26 février 2012

L'Acte inconnu - V. Novarina


L'Acte inconnu, Valère Novarina, édition de Michel Corvin, coll. "Folio Théâtre", éd. Gallimard, 2009. [P.O.L., 2007]

"L'HOMME NU
Je voudrais que ma pensée me serve ici à témoigner de mon incapacité mentale. J'ai ouvert la fenêtre au lieu d'une porte pour agir. Dans toute action, j'ai toujours préféré la contemplation. Ma fenêtre donnait sur un champ de pas-grand-chose. Par où je voyais parfois mes yeux regarder huit heures de suite. A la longue, je voyais le paysage en larmes à la place des yeux. Je regardais tout le jour en fixe rouiller les barbelés et fleurir les orties : la nature pousser son horrible murmure. La vie continuait, les Animaux périssaient, les Sapins bleus formaient des croix de rien sur les cieux ; les nuages filaient leurs boucles ; à force de balayer l'eau de l'évier puis de me laver sans cesse aux pauses, l'envie me prenait parfois de me balayer moi-même à force de balayer : j'aurais voulu m'accompagner moi-même en balai jusqu'à la poussière. Les choses d'actions, nous les gardons avec nos cerveaux couchés dessus comme une pierre : un couvercle de choses toutes dites. On voit par la fenêtre : trois piquets, deux lignes de barbelés, un grand buisson d'orties, des tiges de sureau, de la bardane, de l'angélique, un petit sorbier."
p. 160

dimanche 23 octobre 2011

CHRONIQUES des jours entiers, des nuits entières - X. Durringer


CHRONIQUES des jours entiers, des nuits entières, Xavier Durringer, éditions Théâtrales, 1996, 2002.

"Le ciel s'ouvre. Ça s'agite. On sent venir les choses.
L'air change, tout se transforme, lentement.
Chaque mur suinte, chaque trottoir devient glissant, les fenêtres deviennent épaisses, les routes se raccourcissent, les champs brûlent, les arbres se dépouillent, les fumées s'épaississent, les enfants jouent plus fort.
Les uns essayent, les autres s'endorment."

p.75

dimanche 15 mai 2011

Le Silmarillion - J.R.R. Tolkien


Le Silmarillion, J.R.R. Tolkien, édition établie et préfacée par Christopher Tolkien, traduit de l'anglais par Pierre Alien, éd. Presses Pocket, 1984. [Christian Bourgeois, 1978]

"Le destin s'abattit par surprise sur les Humains le trente-neuvième jour après le départ de la flotte. Des flammes jaillirent soudain de Meneltarma, un grand vent s'éleva en même temps qu'un vacarme venu de la terre, le ciel bascula et les montagnes se renversèrent. Númenor s'enfonça dans la mer, aves ses femmes, ses enfants, ses jeunes filles et ses fières dames, avec ses jardins, ses palais et ses tours, ses tombes et ses richesses. Tous les joyaux, toutes les étoffes, les peintures et les ciselures, le rire et la gaieté, le savoir et l'histoire, tout disparut à jamais. A la fin une vague haute comme une montagne, verte et glacée, empanachée d'écume, vint recouvrir la terre et prendre en son sein Tar-Míriel, la Reine plus pure que l'argent, l'ivoire ou les perles. Elle voulut trop tard escalader les pentes du lieu sacré sur le Meneltarma, les eaux l'emportèrent et son cri se perdit dans les hurlements du vent.
Amandil parvint-il à Valinor, Manwë écouta-t-il ses prières ? En tout cas, les Valar épargnèrent à Elendil, à ses fils et à son peuple le sort de Númenor.
(...)
Plus tard, Elendil et ses enfants fondèrent des royaumes sur les Terres du Milieu. Leur savoir et leurs talents n'étaient qu'un écho lointain de ce qu'ils étaient avant que Sauron ne fût venu à Númenor, mais ils parurent immenses aux sauvages qui parcouraient le monde. Beaucoup de récit racontent les exploits des héritiers d'Elendil sans les temps qui suivirent et de leur lutte avec Sauron qui n'était pas finie.
Car Sauron lui-même fut terrorisé par la colère des Valar et la ruine infligée par Eru sur la terre et sur la mer. C'était beaucoup plus qu'il n'avait espéré, voulant seulement la mort des Númenoréens et de leur orgueilleux monarque. Sauron, assis sur son trône noir au centre du Temple, avait ri en entendant les trompettes d'Ar-Pharazôn sonner pour annoncer la bataille, il avait ri en écoutant le tonnerre et la tempête, il avait ri encore à ses propres pensées, rêvant à ce qu'il allait faire dans un monde débarrassé pour toujours des Edains, et au milieu de son rire son trône et son temple plongèrent dans l'abîme. Mais Sauron n'était pas fait de chair mortelle, et si la forme sous laquelle il avait fait tant de mal lui fut arrachée et qu'il ne put plus jamais paraître aimable aux yeux des hommes, son esprit s'échappa du gouffre, passa comme l'ombre d'un vent sinistre sur la mer et regagna les Terres du Milieu et Mordor, sa demeure. Il retrouva ses remparts de Barad-dûr et y resta sombre et muet jusqu'à ce qu'il se fût donné une apparence nouvelle, l'image même de la haine et du mal, et rares étaient ceux qui pouvaient soutenir le regard du terrible Sauron.
Mais cela ne fait pas partie du récit de la Submersion de Númenor, dont tout a été dit."

p.366-368

dimanche 17 avril 2011

L'affaire Jane Eyre - J.Fforde


L'affaire Jane Eyre, Jasper Fforde, traduit de l'anglais par Roxane Azimi, coll. "domaine étranger", éd. 10/18, 2005.

"De l'autre côté du Portail de la Prose, Polly se tenait sur la rive herbeuse d'un ggrand lac, écoutant le doux clapotis de l'eau. Le soleil brillait, et de petits nuages floconneux voguaient paresseusement dans l'azur du ciel. Le long de la baie, on apercevait des myriades de jonquilles jaune vif qui poussaient dans l'ombre ajourée d'une boulaie. Les fleurs frissonnaient et dansaient dans la brise dont le souffle embaumait la fraîche odeur de printemps. Tout était calme et paisible. Le monde dans lequel elle se trouvait à présent n'était pas terni par la méchanceté des hommes. C'était le paradis.
- C'est beau ! dit-elle enfin, exprimant ses pensées à voix haute. Les fleurs, les couleurs, les senteurs... comme si on respirait du champagne.

- Cela vous plaît, madame ?

Un homme âgé de quatre-vingt ans au moins lui faisait face. Il était vêtu d'une cape noir ; un demi-sourire éclairait son visage raviné. Il contempla les fleurs.

- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.

- Vous avez de la chance, répondit Polly. Nous, on doit se contenter de
Kézako Quiz.
-
Kézako Quiz ?
- C'est un jeu de questions-réponses. A la télé.

- La télé ?

- Oui, c'est comme le cinéma, mais sans les pubs.

Il fronça les sourcils sans comprendre et se tourna de nouveau vers le lac.

- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.

- Vous l'avez déjà dit, ça.

Le vieil homme la regarda comme s'il s'éveillait d'un profond sommeil.

- Que faites-vous là ?

- C'est mon mari qui m'a envoyée. Je m'appelle Polly Next.

- Je viens ici quand je me sens d'humeur absente ou songeuse.

Il agita la main en direction du lac.

- Les jonquilles, vous savez.

Polly jeta un coup d'oeil sur les fleurs d'un jaune éclatant qui bruissaient dans la brise tiède.

- J'aurais bien voulu avoir une aussi bonne mémoire, murmura-t-elle. L'homme en noir lui sourit.

- L'oeil intérieur, c'est tout ce qui me reste, fit-il, mélancolique.

Le sourire déserta sa figure austère.

- Tout ce que j'étais autrefois se trouve maintenant ici ; ma vie est contenue dans mes oeuvres. Une vie en volumes de mots ; voilà qui est poétique.

Il poussa un profond soupir et ajouta :

- Mais la solitude ne rime pas toujours avec bonheur, vous savez.

Son regard se perdit au loin. Le soleil jouait sur l'eau du lac.

- Ca fait combien de temps que je suis mort ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

- Plus de cent cinquante ans.

- Vraiment ? Au fait, ç'a donné quoi, la révolution en France ?

- Il est encore trop tôt pour le dire.

Le soleil disparut, et Wordsworth fronça les sourcils.

- Tiens, marmonna-t-il. Je ne me rappelle pas avoir écrit cela...

Polly leva les yeux. un gros nuage noir chargé de pluie obscurcissait le soleil.

- Qu'est-ce que... ? commença-t-elle.

Mais Wordsworth n'était plus là. Le ciel s'assombrit, et le tonnerre gronda, menaçant, à distance. Un vent fort se leva ; le lac parut se figer et perdre toute profondeur ; les jonquilles ne bougaient plus, formant une masse compacte jaune et vert. Un cri de frayeur lui échappa lorsque le ciel et le lac se rejoignirent ; jonquilles, nuages et arbres reprirent leur place dans le poème - mots, sons, gribouillis sur papier sans autre signification que celle dont les pare notre imagination. Polly poussa un dernier hurlement de terreur : les ténèbres l'enveloppèrent et le poème se referma sur elle."

p.145-147

dimanche 10 avril 2011

Métamorphoses de l'âme et ses symboles - C. G. Jung


Métamorphoses de l'âme et ses symboles : Analyse des prodromes d'une schizophrénie, C. G. Jung, Avec 300 illustrations choisies par Yolande Jacobi, Préface et traduction d'Yves Le Lay, coll. "références", éd. Le Livre de Poche, 2004. [Symbole der Wandlung, éd. Rascher, 1952 ; éd. Georg, 1953, 1987, 1989, 1993]

"La pensée dirigée, ou, comme on pourrait aussi l'appeler, la pensée en mots, est de toute évidence l'instrument de la culture ; nous ne risquons pas de nous tromper en disant que le gigantesque travail d'éducation que les siècles ont fait subir à la pensée dirigée, en la dégageant de façon originale de la subjectivité individuelle pour la conduire à l'objectivité sociale, a contraint l'esprit humain à un travail d'adaptation auquel nous devons l'empirisme et la technique d'aujourd'hui qui sont absolument premiers dans l'histoire du monde. Les siècles précédents ne les ont pas connus. Assez souvent déjà les esprits curieux se sont demandés pourquoi les connaissances si développées que les anciens avaient des mathématiques, de la mécanique et de la matière, unies à une dextérité artistique sans exemple, ne furent jamais utilisées par eux pour faire des rudiments techniques bien connus (par exemple, les principes des machines simples) quelque chose de bien plus qu'un jeu curieux, en les poussant jusqu'à une véritable technique au sens d'aujourd'hui. A cela il faut répondre : quelques esprits éminents mis à part, il manquait généralement aux anciens la capacité de suivre avec intérêt les transformations de la matière inanimée de façon à pouvoir reproduire artificiellement les processus naturels. Or, c'est ainsi seulement qu'ils auraient pu les dominer. Il leur manquait le training de la pensée dirigée. le secret du développement culturel, c'est la mobilité de l'énergie psychique et son aptitude à se déplacer. La pensée dirigée de notre époque est une acquisition plus ou moins récente, tout à fait étrangère à ces temps lointains.
Nous en arrivons ainsi à cette autre question : que se passe-t-il quand nous ne dirigeons pas notre pensée ? Car alors elle est privée de la représentation supérieure et du sentiment de direction qui en émane. Nous ne contraignons plus notre pensée à suivre des voies déterminées ; nous la laissons planer, plonger et réapparaître selon son propre poids. Selon Külpe, la pensée est une sorte "d'acte volontaire intérieur" dont l'absence conduit nécessairement à un "jeu automatique de représentation". James considère la pensée non dirigée ou "pensée simplement associative" comme la forme ordinaire de la pensée. Voici comment il s'exprime à ce sujet : "Une bonne partie de notre activité mentale est constituée par des suites d'images se suggérant les unes les autres, par une sorte de rêverie spontanée qu'on ne saurait guère refuser aux animaux supérieurs. Cependant, cette activité-là ne laisse pas d'aboutir à des conclusions raisonnables, tant dans l'ordre pratique que dans l'ordre spéculatif."
"En général, cette pensée sans contrôle unit des données concrètes et non des abstractions".
Nous pouvons compléter comme suit ces remarques de William James. Cette pensée n'est pas pénible ; elle éloigne de la réalité pour aller vers des fantaisies du passé ou de l'avenir. Là cesse la pensée en mots ; les images succèdent aux images, les sentiments aux sentiments. De plus en plus clairement apparaît une tendance à créer et organiser tout, non comme les choses sont dans la réalité mais comme on désirerait qu'elles fussent. La matière de cette pensée qui se détourne du réel ne peut donc être que le passé avec ses milliers d'images-souvenirs. Le langage commun appelle "rêver" cette façon de penser."

p.64-66