dimanche 20 février 2011

Aurélia - G. de Nerval


Aurélia, suivi de Lettres à Jenny Colon, de La Pandora et de Les Chimères, Gérard de Nerval, édition établie et commentée par Béatrice Didier, introduction de Jean Giraudoux, éd. Le Livre de Poche, 1972. [Bernard Grasset, 1942]

"Je ne sais comment expliquer que, dans mes idées, les évènements terrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela est plus facile à sentir qu'à énoncer clairement. Mais quel était donc cet Esprit qui était en moi et en dehors de moi ? Était-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferrouër ? - N'avais-je pas été frappé de l'histoire de ce chevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même ? Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement.
Une idée terrible me vint : "L'homme est double", me dis-je. - "Je sens deux hommes en moi", a écrit un Père de l'Église. - Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui réponde. Les Orientaux ont vu là deux ennemis : le bon et le mauvais génie. "Suis-je le bon ? suis-je le mauvais ? me disais-je. En tout cas, l'autre m'est hostile... Qui sait s'il n'y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent ? Attachés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l'un est-il promis à la gloire et au bonheur, l'autre à l'anéantissement ou à la souffrance éternelle?" Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité... Aurélia n'était plus à moi !... Je croyais entendre parler d'une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d'un mariage mystique qui était le mien, et où l'autre allait profiter de l'erreur de mes amis et d'Aurélia elle-même. Les personnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler me paraissaient en proie à l'incertitude, c'est-à-dire que les deux parties de leurs âmes se séparaient aussi à mon égard, l'une affectionnée et confiante, l'autre comme frappée de mort à mon égard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois elles ne s'en rendissent pas compte, puisqu'elles n'étaient pas en esprit comme moi. Un instant même, cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais, si ce symbole grotesque était autre chose, - si, dans d'autres fables de l'Antiquité, c'était la vérité fatale sous un masque de folie ? "Eh bien, me dis-je, luttons contre l'esprit fatal, luttons contre le dieu lui-même avec les armes de la tradition et de la science. Quoi qu'il fasse dans l'ombre et la nuit, j'existe, - et j'ai pour le vaincre tout le temps qu'il m'est donné encore de vivre sur la terre." "
p.41-43

Et je ne résiste pas : l'introduction de Jean Giraudoux est également savoureuse, si ce n'est plus.
"Il est une catégorie d'écrivains auxquels notre imagination a réservé en nous une place si sûre, qu'il nous paraît parfois presque superflu, non certes qu'ils aient existé, mais que nous les lisions. Logés en particulier aux points douloureux de la pensée française - car c'est aux écrivains français surtout que je pense -, le rôle qu'ils jouent a suffisamment d'importance pour qu'on leur pardonne d'être le plus souvent de médiocres auteurs et que leur tienne lieu de talent la lumière tragique dont leur place est marquée. Il fallait qu'ils existassent, et il est curieux de voir que ce caractère de nécessité absolue s'attache surtout à ceux dont l'existence fut une suite de hasards, de rêves, ou d'accidents."
p.IX

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