dimanche 14 novembre 2010

La cote 400 - S. Divry


La cote 400, Sophie Divry, éd. Les Allusifs, 2010.

"Tout cela est un leurre, un leurre profond. Jamais on ne se sent aussi misérable que dans une bibliothèque. On a beau s'humilier devant les livres, on a beau faire des efforts pour tenter de comprendre, j'ai beau lire et relire, il n'y a pas d'espoir. Vous le savez bien. Les livres ne peuvent rien pour nous. Ils ont toujours raison contre nous. D'ailleurs, si on ne cherche pas à les dominer au maximum, ils nous tueront tous, ces salauds. Ils ont leur logique propre. Vous vous rappelez : le mois dernier ici il y avait un fauteuil, et là quatre places de lecture. Disparus : remplacés par deux étagères en faux bois pour la cote 960. La contre-révolution est en marche, il faut faire quelque chose. Leur but, c'est l'expulsion totale des lecteurs de la bibliothèque. Je les voir venir, moi. Ils se retrouvent entre eux, s'entassent, s'emmuraillent, se barricadent dans les magasins, puis, une fois bien armés, ils reviennent à la charge. Aidés par certains conservateurs et certaines bibliothécaires à chapeau à plumes, ils prennent les places de devant, morceau par morceau. Le lecteur recule, trébuche, résiste, mais au fur et à mesure on le pousse parce qu'il dérange, l'être humain, il le sent bien. Alors, las, il s'enfuit. Et c'est la fin. "Le mort saisit le vif", comme disaient nos anciens. Je vais vous dire ce qu'il en est. La bibliothèque est l'arène où chaque jour se renouvelle le combat homérique entre les livres et les lecteurs. Dans ce combat, le bibliothécaire est l'arbitre. Dans cette arène, il joue un rôle crucial. Soit il se range lâchement du côté de la muraille de livres, soit courageusement il soutient le lecteur égaré. Dans ce combat, chacun choisit selon sa conscience. Mais les bibliothécaires ne sont pas forcément du côté des humains, détrompez-vous. Vous ne vous rendez pas compte, vous êtes un troupeau livré entre nos mains, vous gambadez en liberté alors que partout il y a des loups prêts à vous dévorer, des cyclopes, des sirènes, des femmes nues, ah, mon Dieu, quelles angoisse... Il n'y a que deux côtés à une barricade. Moi j'ai choisi mon camp, camarade. Je soutiens le lecteur esseulé, déprimé, misérable face au prestige écrasant de l'Armée des Livres."

p.55-56

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