dimanche 17 avril 2011

L'affaire Jane Eyre - J.Fforde


L'affaire Jane Eyre, Jasper Fforde, traduit de l'anglais par Roxane Azimi, coll. "domaine étranger", éd. 10/18, 2005.

"De l'autre côté du Portail de la Prose, Polly se tenait sur la rive herbeuse d'un ggrand lac, écoutant le doux clapotis de l'eau. Le soleil brillait, et de petits nuages floconneux voguaient paresseusement dans l'azur du ciel. Le long de la baie, on apercevait des myriades de jonquilles jaune vif qui poussaient dans l'ombre ajourée d'une boulaie. Les fleurs frissonnaient et dansaient dans la brise dont le souffle embaumait la fraîche odeur de printemps. Tout était calme et paisible. Le monde dans lequel elle se trouvait à présent n'était pas terni par la méchanceté des hommes. C'était le paradis.
- C'est beau ! dit-elle enfin, exprimant ses pensées à voix haute. Les fleurs, les couleurs, les senteurs... comme si on respirait du champagne.

- Cela vous plaît, madame ?

Un homme âgé de quatre-vingt ans au moins lui faisait face. Il était vêtu d'une cape noir ; un demi-sourire éclairait son visage raviné. Il contempla les fleurs.

- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.

- Vous avez de la chance, répondit Polly. Nous, on doit se contenter de
Kézako Quiz.
-
Kézako Quiz ?
- C'est un jeu de questions-réponses. A la télé.

- La télé ?

- Oui, c'est comme le cinéma, mais sans les pubs.

Il fronça les sourcils sans comprendre et se tourna de nouveau vers le lac.

- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.

- Vous l'avez déjà dit, ça.

Le vieil homme la regarda comme s'il s'éveillait d'un profond sommeil.

- Que faites-vous là ?

- C'est mon mari qui m'a envoyée. Je m'appelle Polly Next.

- Je viens ici quand je me sens d'humeur absente ou songeuse.

Il agita la main en direction du lac.

- Les jonquilles, vous savez.

Polly jeta un coup d'oeil sur les fleurs d'un jaune éclatant qui bruissaient dans la brise tiède.

- J'aurais bien voulu avoir une aussi bonne mémoire, murmura-t-elle. L'homme en noir lui sourit.

- L'oeil intérieur, c'est tout ce qui me reste, fit-il, mélancolique.

Le sourire déserta sa figure austère.

- Tout ce que j'étais autrefois se trouve maintenant ici ; ma vie est contenue dans mes oeuvres. Une vie en volumes de mots ; voilà qui est poétique.

Il poussa un profond soupir et ajouta :

- Mais la solitude ne rime pas toujours avec bonheur, vous savez.

Son regard se perdit au loin. Le soleil jouait sur l'eau du lac.

- Ca fait combien de temps que je suis mort ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

- Plus de cent cinquante ans.

- Vraiment ? Au fait, ç'a donné quoi, la révolution en France ?

- Il est encore trop tôt pour le dire.

Le soleil disparut, et Wordsworth fronça les sourcils.

- Tiens, marmonna-t-il. Je ne me rappelle pas avoir écrit cela...

Polly leva les yeux. un gros nuage noir chargé de pluie obscurcissait le soleil.

- Qu'est-ce que... ? commença-t-elle.

Mais Wordsworth n'était plus là. Le ciel s'assombrit, et le tonnerre gronda, menaçant, à distance. Un vent fort se leva ; le lac parut se figer et perdre toute profondeur ; les jonquilles ne bougaient plus, formant une masse compacte jaune et vert. Un cri de frayeur lui échappa lorsque le ciel et le lac se rejoignirent ; jonquilles, nuages et arbres reprirent leur place dans le poème - mots, sons, gribouillis sur papier sans autre signification que celle dont les pare notre imagination. Polly poussa un dernier hurlement de terreur : les ténèbres l'enveloppèrent et le poème se referma sur elle."

p.145-147

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