dimanche 29 août 2010

Loin d'eux - L.Mauvignier



Loin d'eux
, Laurent Mauvignier, Les éditions de Minuit, 1999.

"C'est le contremaître qui est venu me chercher, juste au moment de la pause. J'étais en train de boire un café et on parlait avec les gars, de quoi je ne sais plus, on parlait et Guy, le contremaître, il est entré et j'ai vu qu'il m'a regardé tout de suite, blanc, son visage toujours inquiet sous ses moustaches, mais là d'une inquiétude différente, qu'on a tous ressentie parce que tous on a arrêté de parler, tous comme un seul on l'a regardé entrer et personne n'a rien dit, pas comme d'habitude quand dans sa blouse bleue on le voyait rappliquer, sachant qu'à chaque fois c'était pour se la ramener sur un tournevis qui manquait quelque part et qu'il cherchait tout l'après-midi parce que c'est encore moi qui vais me faire engueuler pour vos conneries il disait, et là non, pas ça, le silence tout de suite et son inquiétude qui s'est posée sur moi, et soudain leurs regards qui se sont posés sur moi. Il a dit, Jean, tu peux venir avec moi tout de suite ? Et il avait le visage et la voix de ceux qui savent avant vous que ce qu'ils vous portent comme message d'abord, c'est un peu la fin de votre vie."

p.99-100

dimanche 22 août 2010

Le roman au XXe siècle - J.-Y. Tadié


Le roman au XXe siècle, Jean-Yves Tadié, Pierre Belfond, 1990.

"Toute civilisation, toute culture se détache sur un horizon religieux. Mais, si la religion se constitue autour d'un livre, s'y condense, s'y nourrit, s'y rassemble, s'y ressource, on ne peut comprendre l'Inde sans le Veda, la Chine sans Confucius, l'islam sans le Coran, le monde chrétien sans la Bible, le monde juif sans la Thora. Ces structures profondes s'effacent au XXe siècle, ou plutôt se cachent, sous l'effet des progrès de l'incroyance, ou de l'indifférence. Mais, au dessus de ces structures occultés, le monde littéraire crée d'autres livres-matrices, qui, à leur tour, rayonnent, produisent d'innombrables enfants, servent de référence, même si on ne les lit pas. Ce n'est pas un jeu stérile que de se demander si la littérature anglophone ne culmine pas avec Joyce, l'autrichienne avec Musil et Broch, l'allemande avec Mann, Jünger et, si on l'y rattache, Kafka, la française avec Proust. Cependant, la littérature de notre temps parcourt un chemin qui va de la synthèse encyclopédique (dont même des écrivains un peu déclassés maintenant, comme Martin du Gard, Romains, donnent un ersatz) à l'éclatement, des grands sommets à l'air libre aux mille secrets du laboratoire de recherche. Superposons ces oeuvres chocs, ces miracles, ces révolutions : il en jaillira des concepts, qui permettront de classer l'inclassé, ou l'inclassable, une carte, fût-elle aérienne, l'histoire d'une longue durée dans un grand espace. Qu'ont en commun ces oeuvres où s'est incarnée un moment, où se cache peut-être encore, chère à Breton, la beauté "convulsive" ?"

p.7

dimanche 15 août 2010

dimanche 8 août 2010

Doppler - E. Loe


Doppler, Erlend Loe, coll. "Taille unique", Gaïa, 2004.

"Tu sais quel est ton problème, papa ? m'a-t-elle alors demandé.
J'ai secoué la tête.
Tu n'aimes pas les gens, a-t-elle dit. Tu n'aimes pas les êtres humains. Et donc je ne t'aime pas.
A ces mots, elle s'est levée, et elle est partie.
Elle a mis un terme à notre relation comme si j'avais été son petit copain. C'était une sortie pour le moins impressionnante. L'espace d'un instant, j'ai presque été fier d'elle. Et voilà ma fille qui s'en va, ai-je pensé en la voyant disparaître. Elle s'en tirera toujours, et en beauté.
Sur ces entrefaites, j'ai commandé une bière, puis j'ai archivé l'incident dans le dossier des manifestations irrationnelles, songeant que dans quelques jours elle serait à nouveau elle-même. Là-dessus, je ne me trompais pas totalement.
Or, quelques jours plus tard, alors que j'étais étendu là, dans la bruyère, avec des douleurs lancinantes dans la hanche et le soleil sur le visage, je me suis rendu compte que ma fille avait raison.
Je n'aime pas les gens.
Je n'aime pas ce qu'ils font. Je n'aime pas ce qu'ils sont. Je n'aime pas ce qu'ils disent."

p.40-41

dimanche 1 août 2010

As I Walked Out One Evening - W. H. Auden


As I Walked Out One Evening: Songs, ballads, lullabies, limericks and other light verse by W. H. Auden, Selected by Edward Mendelson, Faber and Faber, 1995.

"Refugee blues

Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there's no place for us, my dear, yet there's no place for us.

Once we had a country and we thought it fair,
Look in the atlas and you'll find it there:
We cannot go there now, my dear, we cannot go there now.

In the village churchyard there grows an old yew,
Every spring it blossoms anew:
Old passports can't do that, my dear, old passports can't do that.

The consul banged the table and said,
"If you've got no passport you're officially dead":
But we are still alive, my dear, but we are still alive.

Went to a committee; they offered me a chair;
Asked me politely to return next year:
But where shall we go to-day, my dear, but where shall we go to-day?

Came to a public meeting; the speaker got up and said;
"If we let them in, they will steal our daily bread":
He was talking of you and me, my dear, he was talking of you and me.

Thought I heard the thunder rumbling in the sky;
It was Hitler over Europe, saying, "They must die":
O we were in his mind, my dear, O we were in his mind.

Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in:
But they weren't German Jews, my dear, but they weren't German Jews.

Went down the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.

Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren't the human race, my dear, they weren't the human race.

Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors:
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.

Stood on a great plain in the falling snow;
Ten thousand soldiers marched to and fro:
Looking for you and me, my dear, looking for you and me."

p.65